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Divertissements typographiquesDes épreuves de caractères aux spécimens animés

Michel Wlassikoff & Anthony Masure

Avec l’émergence des polices de caractères « variables », les fonderies ont multiplié les expérimentations graphiques et interactives pour représenter et valoriser les spécificités dynamiques de ce nouveau format. Le spécimen ; cette mise en scène des spécificités d’un caractère — a toujours été un espace d’expression et de communication singulier investi avec audace et énergie sur papier ou à l’écran. Une réflexion sur l’évolution de la représentation de la lettre par ses concepteurs, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, permet ainsi de discerner ce qui s’est pérennisé, renouvelé, ou ce qui a pris des formes radicalement novatrices à travers les spécimens imprimés jusqu’à la pratique de la typographie en mouvement.

Depuis le XVIe siècle, les fonderies de caractères n’ont ainsi cessé de publier des spécimens, ou « épreuves », consacrés aux nouveaux caractères ainsi qu’au fonds existant, pour inciter éditeurs et imprimeurs à passer commande, les designers graphiques devenant au fil du XXe siècle les principaux prescripteurs. Ces étonnantes parutions se sont complexifiées et considérablement accrues en fonction de la production croissante d’alphabets, mais également d’une pléthore de signes les complétant, ainsi que de versions dans diverses écritures. Au-delà de la présentation de l’ensemble des caractères de la police et d’échantillons composés dans les différents corps, graisses et styles, avec parfois un exemple d’application, ces parutions ont été augmentées d’une multitudes de vignettes, ornements et fleurons, voire d’« attributs de commerce » et de gravures « passe-partout ». Ces pratiques n’ont pas disparu avec l’avènement de la photocomposition et la faillite quasi générale des fonderies traditionnelles, ni avec l’entrée en scène du numérique ; le terme même de « fonderie » conservé depuis est, à cet égard, hautement symbolique. Bien qu’il n’y ait eu que peu d’analyses systématiques du matériel de commercialisation et de promotion mis en œuvre par les fonderies, celui-ci constitue un corpus très significatif des préoccupations, des partis pris et des évolutions de la typographie et il offre une matière précieuse à la recherche historique comme à l’appréciation de cette discipline en tant que domaine de création à part entière.

L’invention du spécimen
comme aide au choix d’un caractère

Dès la fin du XVIe siècle, des entreprises de fonderies indépendantes des éditeurs et des imprimeurs apparaissent en Europe. L’une des plus célèbres, Egenolff-Berner, se situe à Francfort, haut lieu du monde de l’édition et de la typographie depuis lors. En 1557, Jacques Sabon, typographe français réformé fuyant les guerres de Religion, œuvre pour l’entreprise dont il prend la direction, en 1571. La fonderie est largement pourvue en fontes françaises de Claude Garamond, Pierre Haultin et Robert Granjon. À la mort de Sabon, en 1580, sa veuve épouse Conrad Berner qui, en 1592, publie l’un des premiers spécimens de caractères destiné à une clientèle d’imprimeurs , de manière à faciliter « le choix du caractère avec lequel leur travail sera le mieux effectué ». Les romains présentés bénéficient de l’appellation Garamond et les italiques sont attribuées à Granjon. Cette association inédite installe le couple romain/italique comme un matériel nécessaire à tout système typographique et forme le corpus de base d’une police de caractères. Le spécimen Egenolff-Berner offre une échelle de corps allant de la nonpareille (corps 6) pour les deux styles au « canon de Garamond » (corps 42 env.) pour le seul romain ; les deux styles étant séparés en deux colonnes équivalentes. Le tout possède une dynamique inconnue jusque-là dans l’exposition et la promotion des caractères. Un véritable effort graphique est réalisé et l’effet sur les lecteurs est recherché.

Des Elsevier aux Lumières

À peine un siècle plus tard, en 1681, la veuve de Daniel Elsevier décide de vendre publiquement les poinçons et matrices gravés par Christophe van Dyck dont elle avait la propriété et fait imprimer une affichette reproduisant quarante fontes, romains et italiques, et un gothique, huit modèles de fleurons ainsi que des portées et notes de musique. Les exemples se déploient sur quatre colonnes depuis les grands corps jusqu’à un registre sans précédent de très petits corps, et une « perle » (corps 4) aux limites de la lisibilité. Ce document témoigne de la volonté des Hollandais d’imposer leur modèle d’édition en jouant précisément sur ce qui le distingue et le dynamise : l’impression en petits formats avec un confort de lecture renouvelé. Ce sont les presses hollandaises qui fabriqueront au XVIIIe siècle les ouvrages des philosophes des Lumières qui inspireront la Révolution, dont l’entrée clandestine est facilitée par leur format et la qualité de leurs types.

Au siècle des Lumières, Pierre-Simon Fournier, imprimeur, graveur et fondeur de caractères à Paris, contribue à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, assurant une large part de sa mise en forme et rédigeant le copieux article « Caractères d’imprimerie », où il témoigne de sa connaissance de l’histoire de la typographie, de ses techniques, et de l’importance de la fonderie dont il vante les mérites, ne manquant pas de mettre en avant ses propres caractères. À la fin de l’article, il livre les « Exemples de tous les caractères romains et italiques en usage dans l’imprimerie » en trois pages, dont une belle double qui comprend les plus grands corps et se présente comme une épreuve résumée de ses productions. Comme ses homologues essayistes, savants et philosophes, Fournier défie dans son domaine l’autorité royale qui voudrait que ce ne soit pas son modèle typographique qui tienne lieu d’exemple, mais le Romain du roi, dont l’Imprimerie royale, dans le même temps, imprime un spécimen enfin complet. Par la suite, Fournier fait paraître son célèbre Manuel typographique en deux volumes (1764-1766), qui introduit le concept de « points typographiques ». Le second volume comprend un catalogue des fontes associé à un ensemble de vignettes qui permettent de composer des motifs ornementaux harmonisés à la taille des corps des lettres employées, leurs tracés géométriques et leur dispositif modulaire offrant d’infinies variations. Leur esthétique rocaille les fait tomber dans l’oubli, mais leur principe entre dans la mémoire collective du monde de la typographie et servira de modèle à bien des systèmes depuis.

Abondances ornementales

Les Didot, célèbre famille d’imprimeurs et de fondeurs, à la fin du XVIIIe siècle et au-delà, sont peu friands de spécimens de caractères. Ils privilégient la preuve par l’exemple de leurs plus belles publications, où des pages entières peuvent être rédigées par Pierre ou Firmin à la gloire des caractères qui les composent. En tant que chef de la fonderie de l’Imprimerie impériale, Firmin fait réaliser une épreuve de son « Didot millimétrique » , qui devait accompagner le livre d’apparat consacré aux Cérémonies du sacre de Napoléon, manifeste de sa typographie fondée sur le système métrique et réponse révolutionnaire au Romain du roi, mais la chute de l’Empire fait avorter l’entreprise. Il est plutôt préoccupé de populariser son « anglaise » , écriture scripte particulièrement dynamique qui fait l’objet d’un spécimen et est régulièrement montrée dans ses applications, enfin consacrée par les instituteurs de la Troisième République qui l’utilisent comme modèle d’écriture courante.

La révolution industrielle marque l’essor prodigieux des fonderies. Tout concourt à impulser une création de lettres en dehors des critères usuels de la typographie, d’autant que les grands corps destinés à l’affiche nécessitent d’être gravés sur bois . Cette création est encore imprégnée des fantaisies romantiques, mais le développement de toutes les séries possibles de « normandes » et d’« égyptiennes », et des premières « antiques » marque l’entrée des publicités dans l’ère industrielle, avec ses messages directs et ses adresses impératives.

Les fonderies déploient un matériel de promotion considérable qui concerne les caractères, mais aussi tous les « visuels » dont la typographie peut assurer la reproduction et l’emploi. Les albums et catalogues se présentent comme d’immenses bibliothèques de types, et de véritables encyclopédies des images de leur temps, recelant des emblèmes d’une culture (drapeaux, médailles, monnaies, etc.) aussi bien que des représentations des éléments du cadre de vie (outils, véhicules, instruments ; médicaux ou de musique ;, devantures de commerces, etc.) . Dans les « mises à jour » que proposent ces recueils, on découvre des séries entières de « gravures diverses », agencées sans ordre perceptible, qui semblent illustrer l’aphorisme du Comte de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie11 Isidore Ducasse (dit Comte de Lautréamont), Les Chants de Maldoror, Bruxelles, Albert Lacroix, 1869. ». Dada et les surréalistes s’en inspirent ; voir les affiches d’Iliazd pour les Soirées du cœur à barbe, composées uniquement de motifs de fonderies.

Cette grande époque des fonderies s’accompagne de nombreux exemples d’applications, forgeant un style propre à une époque et à une nation : les publications de Georges Peignot dont le monumental Album d’application des nouvelles créations françaises , en 1901, constitue l’apogée, sont ainsi mobilisées pour promouvoir l’Art nouveau français en typographie.

Divertissements typographiques

Cette profusion ne sera plus de mise au sortir de la Première Guerre mondiale. Les séquelles du conflit obligent les fonderies à se concentrer sur leur corps de métier et à abandonner leurs vastes répertoires de vignettes, d’autant que les habitudes et les goûts des décennies antérieures subissent une profonde remise en cause. Pour renouveler leurs offres, elles se tournent vers les propositions des « modernes » et mettent en œuvre des caractères aux formes audacieuses, comme le Futura ou le Bifur. Pour ce dernier, A. M. Cassandre, son concepteur, imagine un spécimen/manifeste moderniste qui possède des qualités cinétiques inédites, publié par Deberny & Peignot en 1928. Bifur est un caractère modulaire, constitué uniquement de capitales, dont chaque lettre est « réduite à une forme schématique, à sa plus simple expression22 Adolphe Jean Marie Mouron (dit Cassandre), « Bifur, caractère de publicité dessiné par AM Cassandre », Arts et Métiers graphiques, no 9, 15 janvier 1929. ». Il en résulte un type géométrique dont Cassandre revendique qu’il puisse contribuer à l’architecture moderne et apparaître aux frontons des immeubles et, pourquoi pas, éclairer par ses variations les nuits de Paris. Mais si son spécimen est digne des meilleures réalisations des avant-gardes, le monde de l’imprimerie et de la réclame se montre peu enthousiaste.

En même temps que le Bifur, la fonderie Deberny & Peignot lance la publication des Divertissements typographiques, sous la direction de Maximilien Vox. L’éventail des caractères disponibles, épurés des types Art nouveau, est proposé sous une forme attrayante, dans une mise en page dynamique. Les divertissements comprennent de nombreux exemples d’applications permettant d’apprécier les productions de la plus grande fonderie française, qui entend ainsi affirmer sa place sur la scène mondiale face à la concurrence anglo-saxonne et l’émergence de la composition mécanique déployée par les firmes Linotype et Monotype.

Quoi qu’il en soit, le principe des « divertissements typographiques » entre dans les mœurs de la typographie. Toutes les fonderies redoublent d’efforts dans les décennies suivantes pour mettre en valeur, en faisant appel à des designers graphiques, un type nouveau offrant des modèles d’usage accompagnés d’éléments textuels ou visuels périphériques visant à incarner l’esprit du caractère, son univers référentiel, au-delà de sa simple reproduction.

Bouleversements techniques

En 1954, la fonderie Deberny & Peignot demande à Adrian Frutiger de créer l’Univers pour répondre aux défis de la photocomposition. Le type est également gravé pour le plomb et constitue un des traits d’union entre le monde ancien des poinçons et celui des matrices photographiques33 Alice Savoie, International Cross-Currents in Typeface Design: France, Britain and the USA in the Phototypesetting Era, thèse de doctorat sous la direction de Paul Luna, Fiona Ross et Alan Marshal, université de Reading (UK), département de typographie et communication graphique, 2014.. Si l’Univers demeure un caractère d’imprimerie classique, sa conception en vingt et une séries, distribuées selon une nomenclature numérique, le positionne comme un lointain précurseur des polices variables. Les spécimens qui accompagnent sa sortie jouent sur la conjugaison entre fixité et animation, couple de force cher au style suisse. Une grille de mise en page constante structure la présentation de chaque série de sorte que les variations de l’Univers semblent mieux révéler leur cohérence en se superposant.

En 1967, Wim Crouwel publie un étonnant spécimen sous forme d’une brochure illustrée pour promouvoir son New Alphabet, un caractère expérimental destiné aux premiers écrans et aux équipements de photocomposition. Le principe de reproduction se réfère aux tubes cathodiques de la télévision et ne permet qu’une approche très rustique de la lettre. Si un grand visuel d’un astronaute dans l’espace vient conclure la publication pour en souligner la modernité, le New Alphabet apparaît impraticable, bien que Crouwel l’emploie dans quelques affiches du Stedelijk Museum et que dans le même temps un autre caractère écranique fasse son apparition, l’OCR-A dont les formes sont modelées en fonction des capacités de reconnaissance optique par la machine. New Alphabet est l’une des vingt-trois polices de caractères numériques acquises par le MoMA (Museum of Modern Art) en 2011, au sein de sa collection « Architecture et design44 New Alphabet a été numérisé en 1996 et, en 2015, Joshua Koomen a développé une application sur le Web (http://witregel.nl/newalphabet/), qui permet d’employer tous les paramètres possibles. Il existe en police variable sous l’appellation de Nu Alfabet, chez TipoTipos. ».

Photocomposition et revues imprimées

International Typeface Corporation (ITC) est la première « fonderie », lancée par Aaron Burns, Herb Lubalin et Edward Rondthaler à New York, en 1970, qui ne propose que des caractères destinés à la photocomposition. Une grande part de la production est consacrée à des revivals ; tandis que des créateurs comme Ed Benguiat, Tom Carnase, Matthew Carter, José Mendoza ou Hermann Zapf y publient des types nouveaux. L’entreprise diffuse des spécimens de chaque création : couvertures en trois couleurs avec le nom du caractère et une lettre, comme un signe, composée en grand ; une suite de pages contenant seulement les variations de corps, de graisses et de style ; en tout près d’une soixantaine de livrets au même format vertical étroit, inhabituel dans ce registre .

Pour à la fois s’inscrire dans la tradition des fonderies et la dépasser, ITC publie le magazine U&LC (Upper & Lower Case), destiné à être un catalogue vivant de ses productions tout en offrant un regard sur la création graphique internationale. U&LC connaît une très large diffusion et apparaît comme une référence au plan mondial durant deux décennies.

Le principe de relayer la production d’une fonderie via un périodique consacré au design graphique et à la typographie est également adopté par Emigre Graphics qui, après avoir publié un fanzine éponyme, s’installe comme une importante revue à l’audience planétaire dans les années 1980. L’expérimentation des caractères diffusés par la fonderie connaît une dimension pour le moins dynamique au sein de la revue puisqu’elle s’inscrit dans un tropisme new wave où la mise en page subit une déconstruction souvent à la limite de la lisibilité. Il est significatif à cet égard que le numéro d’Emigre intitulé « Do You Read Me? » (1990) marque un retour à une certaine tradition et comporte, encartée et pliée en son sein, une affiche présentant les « Emigre Fonts » selon le canevas d’un spécimen classique.

Émergence de l’informatique personnelle

La profusion des caractères nés des usages des premiers Macintosh (1984), de Fontographer (1986), des logiciels de publication assistée par ordinateur (PAO) et des possibilités du langage de programmation PostScript (1982) reflète l’engouement que la démocratisation du dessin de caractères génère. Parmi les expériences marquantes de cette période, on peut souligner celles qui ont émané de la plateforme FontShop doublée de la fonderie FontFont, mises en œuvre par Erik Spiekermann et Neville Brody.

La première police de caractères promue par FontShop était le Beowolf (1990), créé par les Néerlandais Erik van Blokland et Just van Rossum. Il s’agit d’une expérimentation particulièrement originale puisqu’elle utilise certaines instructions aléatoires du langage PostScript affectées aux positions de points de contrôle pour générer des formes de lettres différentes à chaque impression. Cette place singulière accordée au hasard, inédite en typographie, a valu au Beowolf de se voir attribuer le qualificatif de « police vivante », dès son apparition. Beowolf témoigne également de la nature des polices numériques : des données géométriques et des instructions (programmes)55 Erik van Blokland a créé l’animation Is Best Really Better, pour présenter le Beowolf en couleurs dans l’exposition Digital Fonts au MoMA, en 2011. Avec vingt-deux autres polices de caractères, le MoMA a acquis le Beowolf au sein de sa collection « Architecture et design »..

Entre 1991 et 2000, FontShop International a publié sous la direction de Neville Brody et de Jon Wozencroft, le magazine typographique Fuse . Chaque livraison, dans un emballage en carton standard avec le nom de « Fuse » imprimé dans un coloris différent, contenait une disquette comportant au moins quatre polices de caractères expérimentales et quatre affiches-spécimens. De nombreuses polices de caractères étaient à la limite de l’illisibilité. Comme le souligne Wozencroft dans le premier numéro : « l’abus fait partie du processus ». Les différents numéros interrogent des thématiques liées à la communication — de l’alphabet secret des runes à la typographie numérique, de la désinformation à l’exubérance. Au total, cent affiches et cent quatorze polices de caractères ont été produites.

Défis techniques des spécimens numériques

En parallèle, le Web fait émerger un nouvel espace de commercialisation et de valorisation des caractères qui nécessite de développer des systèmes techniques permettant d’afficher des polices dans les navigateurs Web, autrement que sous forme d’images matricielles (JPEG, GIF, etc.)66 Palliant aux limites techniques des langages Web HTML/CSS qui empêchaient de charger dynamiquement des polices non disponibles sur les systèmes d’exploitation (OS), des solutions techniques comme sIFR (JavaScript + Flash, 2005) ou Cufón (SVG + VML, 2008) ont anticipé le dévelop-pement, vers 2007-2008, du standard CSS @FontFace. Voir également : Peter Biľak, « Brief History of Webfonts », Typotheque.com, octobre 2019, http://b-o.fr/bilak. Contrairement aux spécimens imprimés, il devient possible de composer du texte en direct à l’écran, d’agrandir ou de réduire dynamiquement les caractères ou d’en changer la couleur.

En septembre 2016, lors de la conférence de l’ATypI (Association typographique internationale) à Varsovie, Adobe, Apple, Google et Microsoft annoncent une extension du format OpenType sous l’appellation « Variable Fonts » (polices variables). L’utilisation croissante des web fonts et le besoin de disposer de fichiers moins lourds et moins nombreux ont guidé la recherche de ce nouveau format qui permet à une police de caractères, avec toutes ses variantes, d’être contenue dans un fichier unique, simplifiant l’installation des polices sur le Web et accélérant le chargement des pages. Ce nouveau format intègre un système de formes de références (masters) pouvant être interpolées suivant différents « axes », à l’instar du système Multiple Master des années 1990.

Le paradigme de variabilité demande toutefois un travail didactique spécifique pour être compris. Le typographe et webdesigner Nick Sherman, qui participa notamment à la création du répertoire Fonts In Use (2012), a ainsi lancé V-Fonts77 https://v-fonts.com, un site Web qui inventorie un large panel de polices variables et invite à les éprouver. Une promenade dans cet univers permet d’expérimenter l’aspect dynamique des polices que le visiteur peut animer à l’aide de curseurs. Il peut faire varier jusqu’à vingt-sept paramètres en continu, qu’ils soient normalisés (graisse, chasse, corps, oblique, italique), conventionnels (ascendants/descendants, corps optiques, alternatives, etc.), ou plus exotiques et spécifiques à chaque projet (darkmode, distorsion, wonk, weirdness, flair, volume, shatter, glow, stencil, chew, bite, rotation, displayness, gap, inktraps, chisel, casualness, etc.). Certaines fonderies vont jusqu’à développer des outils spécifiques pour manier et générer des instances (versions figées) issues de fichiers variables. Font Gauntlet créé en 2019 par la fonderie suisse Dinamo permet ainsi aux dessinateurs de visualiser et d’expérimenter rapidement, de façon animée et colorée, différents paramétrages de leurs travaux en cours. D’autres, comme David Jonathan Ross, élaborent des appareillages techniques spécifiques pour des types expérimentaux complexes comme le Gimlet X-Ray (2020), dont une interface en ligne permet de paramétrer les modules et couleurs des glyphes.

Spécimens interactifs et animés

Le spécimen imprimé est affaire de consultation et demande donc à son futur utilisateur un effort de projection pour transposer, dans une autre situation, l’alphabet qu’il a sous les yeux. Certaines fonderies qui commercialisent des caractères en ligne, parfois même pour des polices destinées à l’écran, vont, pour autant, continuer de produire des spécimens imprimés sous forme de goodies à collectionner comme Production Type ou Rosetta Type. Le spécimen numérique, s’il s’inscrit bien dans la longue histoire des spécimens et de ses fondamentaux, en diffère toutefois par sa dimension immersive et exploratoire. L’utilisateur est mis en situation de contrôle, comme s’il avait déjà acquis le droit de se servir du caractère. Les caractéristiques du Web, interactivité et animation notamment, sont mises à profit non seulement pour valoriser les polices, mais aussi pour montrer des usages et des détails que ne permet pas le support imprimé.

Ces interfaces de monstration de plus en plus singulières et libres ont également tendance à être conçues comme des unités autonomes, dissociées du site Web principal de la fonderie dont les pages adoptent généralement une composition standardisée et des fonctions d’achat. Ces objets numériques spécifiques s’affranchissent alors des limites des systèmes de gestion de contenu (CMS) du site principal et deviennent les lieux d’expérimentations visuelles et interactives qui peuvent être aisément consultés et partagés.

À l’instar de la page Web du RT Alias (Razzia Type, 2016) la plupart de ces sites utilisent un simple scroll vertical qui déroule le contenu : jeux de graisse, ensemble des glyphes, exemples de compositions dans des corps variés, détails de dessin, construction, etc. D’une manière plus radicale, le mini site du Niko (Ludwig Type, 2019) détourne l’interaction du défilement en présentant le contenu en profondeur grâce à un effet de grossissement à la façon d’une interface zoomable (ZUI, Zoomable User Interface) ; un principe graphique également utilisé dans certains longs articles du New York Times et qui prend sa source dans certaines interfaces graphiques historiques (comme Information Landscapes, 1994 ou le système de gestion de fichiers FSN, 1993).

D’autres spécimens Web utilisent l’animation comme élément iconographique. Celui du GT Cinetype (Grilli Type, 2015) est construit autour de courtes boucles vidéo, en noir et blanc et au grain analogique caractéristique de la pellicule, extraites de films historiques et où la typographie joue comme sous-titre. De la même façon, Grilli Type a développé des mini-sites aux interfaces originales pour la quasi-totalité de ses caractères, chacun confié à une équipe dédiée. Celui du GT Zircon (Grilli Type, 2018) utilise des animations vectorielles sur lesquelles se superposent des formes génératives ; celui du GT America (Grilli Type, 2016) présente des détails de dessin en mouvement et des illustrations qui participent de la mise en scène de la police (affiches et packagings fictifs, etc.).

Poussant le registre illustratif dans une optique réellement immersive, la plateforme Future Fonts qui distribue des caractères en cours de développement, a réalisé en 2020, une exposition-anniversaire à la galerie Fisk (Bergen), couplée à trois mini sites Web88 « HyperText: a Snapshot of the First Year of Future Fonts, with Visuals by FISK », Future Fonts, février 2020, http://b-o.fr/hypertext à la limite du spécimen — au sens où chacun d’entre eux contient une grande partie du catalogue de la fonderie et non pas une seule police. Conçus comme des expériences autonomes à la lisière du Net art, les interfaces de ce projet, intitulé HyperText, manipulent des codes graphiques issus des années 1990. Les animations évoquent, tour à tour, les enseignes populaires, les parcs d’attractions (HyperFood) , le WordArt et autres cliparts (HyperWeb) ou des incantations new age (HyperAge) dans lesquelles les alphabets du catalogue de Future Fonts peuvent être déformés en plein écran. Toujours dans le registre de l’absurde, le spécimen d’Action (Commercial Type, 2016) joue de méta-références en détournant les codes visuels des sites présentant des polices variables, sauf que de nombreux curseurs de la page n’ont pas d’effet.

Les nombreux réglages des polices variables invitent, en effet, au paramétrage en temps réel. Cette possibilité avait déjà été largement explorée par des plateformes comme Prototypo, qui permettait de modeler un caractère personnalisé à partir d’une sélection de « squelettes » typographiques prédéfinis. Le spécimen d’un de ces squelettes, le Spectral (un alphabet initialement conçu par Production Type pour Google Fonts en 2017), utilise la trajectoire du pointeur qui, au survol, actionne dynamiquement les lettres, principe que l’on retrouve dans d’autres exemples (Scope, Jonas Pelzer, 2018 ; GT Alpina , Grilli Type, 2020 ; Fit , David Jonathan Ross, 2017). Ces présentations des nombreuses déclinaisons d’une même famille dans un espace restreint (en écho à l’Univers d’Adrian Frutiger) rejoignent des initiatives plus anciennes telles que la page Web du Panorama (Production Type, 2014), où une roue interactive permet de comparer les différentes coupes du caractère. Ce type de principe interactif est aussi utilisé pour le spécimen de la police Recursive (Arrow Type, 2019), qui comprend de nombreux modules réagissant au mouvement du pointeur, aux touches du clavier ou à l’action de curseurs pour démontrer les multiples possibilités graphiques du caractère et en détailler l’implémentation (commandes CSS). Cet exemple montre bien la nature programmatique des polices de caractères numériques, qui, associée aux diverses transitions et interactions de la plateforme Web (CSS transitions, JavaScript), favorise la mise en mouvement du texte. Beaucoup de caractères variables font ainsi l’objet de spécimens mettant l’accent sur l’animation, à l’image de celui de la police Scope (Jonas Pelzer, 2018), qui comprend une série de GIFs animés renvoyant vers des pages HTML interactives. Pionniers dans les polices variables avec le Zeitung (2016)99 http://b-o.fr/zeitung, la fonderie Underware va même jusqu’à dédier des axes de certaines de ses polices à des fonctions d’animation, et valorise ces fonctions sur Instagram sous le mot clef #underwareinmotion. Leurs expérimentations, regroupées sous le concept de « grammatographie » via un site Web dédié (2019)1010 http://b-o.fr/grammato, visent ainsi à associer le mouvement de l’écriture manuelle (script) et les technologies numériques. Une démonstration technique1111 http://b-o.fr/underwarefoundry propose ainsi un axe variable intitulé « Miles Davis » activant trois sous-axes « strokes » qui simulent le ductus d’une brosse de lettrage (lettering). Underware investit aussi le champ des wearables, comme avec le projet Grammatographer (2019) pour l’Apple Watch, où chaque chiffre s’affiche en fonction du temps qu’il représente (secondes, minutes, etc.). L’optimisme quant à l’avenir des polices variables doit cependant être tempéré par les handicaps qu’elles comportent. Un des risques soulignés par de nombreux designers réside dans l’uniformisation de la lettre par le biais d’un « lissage » généralisé de ses formes.

Diffractions typographiques

La fonderie Dinamo a, quant à elle, pris le parti de ne pas proposer de mini sites Web pour ses polices, mais de varier l’interface des pages de chaque caractère. Pour le Diatype (2018), des curseurs sont agencés à la façon d’un player vidéo et permettent de paramétrer des boucles d’animations, tandis que d’autres zones de la page Web surjouent un mouvement exagéré. La page d’annonce du Maxi (2020), propose, quant à elle, une animation 3D, sorte de squelette augmenté de glitters. Les making of en ligne, sous forme de long read avec de nombreuses images et paragraphes, sont d’ailleurs parfois de meilleurs spécimens que les pages Web de vente.

Ces exemples incarnent tous une sorte de diffraction ou d’éclatement du spécimen numérique qui se retrouve ventilé sur différents canaux : site Web de fonderies, blogs rattachés, mini sites dédiés, fichiers PDF imprimables, objets promotionnels, sites Web agrégateurs (V-Fonts, Fonts in Use, etc.), plateformes de vidéos, médias sociaux (posts et stories Instagram, threads Twitter), applications1212 Voir l’application iPad de Typotheque pour l’Elementar (2011), http://b-o.fr/elementar, plug-in de navigateur1313 Voir l’exemple du Klim Reader (2017), qui permet de formater dynamiquement une page Web avec les polices de la fonderie pour améliorer la lecture à l’écran : http://b-o.fr/klim-reader ou celui du Colophon Foundry Type Tester (2019), au principe similaire, mais qui conserve la mise en page d’origine : http://b-o.fr/type-tester, etc. — avec des contenus qui ne se recoupent pas forcément. Tandis que les spécimens PDF de la fonderie Production Type se contentent de lister des blocs de texte à différentes tailles, son compte Instagram accueille des animations détournant des effets spéciaux 3D des années 1990 : réflexions, transparences, matières procédurales, etc. (Cardinal, 2018 ; Tesseract, 2019). Instagram peut aussi être le support de « fragments » visuels issus d’une campagne de promotion globale. Le spécimen du Söhne (Klim Type, 2019)1414 Voir : http://b-o.fr/soehne
Voir également dans ce numéro l’entretien avec Mitch Paone, le créateur du spécimen : « Le mouvement plus que la matière ».
, est ainsi construit autour de vidéos présentes à la fois sur le site Web de la fonderie, sur son compte Instagram et sur une plateforme de vidéo. Réalisées en prises de vue caméra, celles-ci évoquent un univers organique, mutant, viral, à l’image de sa communication.

Avec l’usage des technologies numériques, ce n’est pas seulement le « support » du spécimen qui change : il ne s’agit plus seulement de valoriser un alphabet en présentant son histoire, son jeu de glyphes, ses différentes coupes ou son univers référentiel, mais également de démontrer une palette d’usages et de possibilités transcendant paradoxalement les habituels découpages par médias (imprimé, Web, application) des licences typographiques ; puisqu’à la fois l’animation et l’approche multisupports (web to print) dépassent ces frontières. Avec le développement des objets dits connectés et de la réalité virtuelle (VR), de la réalité mixte (XR) ou de la réalité augmentée (AR), de nouveaux défis tant techniques, qu’ergonomiques ou juridiques voient le jour pour les fonderies. La promotion de la lettre ne relève donc pas du simple divertissement, mais correspond à l’esprit d’une époque — dont la typographie reflète à sa manière les préoccupations, les enthousiasmes et les usages indécis1515 Marian Misiak, Lars Harmsen, Support Independent Type—the New Culture of Type Specimens, Slanted, 2020, http://b-o.fr/misiak-harmsen. On peut suggérer que les témoignages probants qu’en constituent les présentations des caractères devront plus encore savoir conjuguer qualité des polices, dynamique de leur variabilité, de même que pertinence et cohérence de leur dessin dans des environnements de plus en plus mouvants.