Enseignant, artiste, designer et cofondateur de l’environnement de programmation openFrameworks11 openFrameworks (2005) est une boîte à outils open source en C++ pour la programmation créative, développée par Zach Lieberman, Theodore Watson et Arturo Castro avec l’aide de sa communauté, https://openframeworks.cc, Zach Lieberman partage sur son compte Instagram, de façon quasi quotidienne, des « croquis numériques22 Voir Zach Lieberman, « Daily Sketches in 2016 », Medium, 2016, http://b-o.fr/sketches2016 » (sketches) de ses expérimentations, souvent en lien avec des flux de données en temps réel (capteurs, etc.). Cette exploration envisage le code numérique non pas dans une logique de contrôle ou de rentabilité, mais comme une matière mobile et interactive ; un jeu avec les appareils.
Zach Lieberman J’ai toujours aimé le mouvement. Même lorsque j’étais en école d’art et que j’étudiais la gravure, je pensais en permanence à l’animation et aux flip books, à comment prendre des séquences d’images pour créer un mouvement. Mais je n’ai pas fait d’études de cinéma, et je n’ai appris à produire des animations que lorsque j’ai commencé à programmer. Puis j’ai découvert Flash. Ce qui est intéressant avec Flash, c’est que l’on peut écrire quelque chose comme : « telle position d’objet = X + 1 », et soudain cette simple ligne de texte crée un mouvement. Pour moi, l’essence de l’animation se situe dans cette capacité à donner vie à un objet. Certains algorithmes donnent presque l’impression d’être vivants. Mon métier, c’est d’enregistrer ce moment, que ce soit avec une vidéo ou une image. J’ai parfois le sentiment d’être un photographe animalier. J’essaye de trouver un beau moment qui dit quelque chose du système. Le mouvement est fondamental parce qu’une même forme graphique peut être rendue joyeuse, contemplative, triste ou excitée, simplement en y ajoutant du mouvement.
ZL J’aime beaucoup la notion de simulation, où l’on installe un système qu’on laisse ensuite évoluer pour voir ce qui se passe. C’est ce qui se produit lorsque l’on travaille avec des particules et qu’on les laisse interagir entre elles. Il est ensuite possible d’ajouter des ressorts et des forces. C’est comme si l’on créait une sorte de sculpture étrange qui peut soit s’effondrer, soit produire quelque chose d’intéressant. Mais effectivement, sans images clefs, cela rend les choses plus difficiles. Parfois, lorsqu’un client me dit : « Voilà à quoi cela doit ressembler », je dois travailler à l’envers. Je commence avec la forme souhaitée, puis je laisse mon système « sauvage » évoluer tout seul. Certains essais sont difficiles à contrôler, mais le bonheur d’être artiste consiste parfois à ajuster par petites touches cette chose vivante, puis à laisser la magie opérer.
ZL Cela dépend. Certains clients ont des demandes très précises, d’autres sont plus ouverts. Le principal avantage de publier des sketches sur Instagram est de donner la possibilité à mes clients de voir ce que je fais. Cela leur permet d’imaginer leurs projets transposés dans mon langage et de m’indiquer : « OK, on veut cela » ou bien de me demander « On aimerait avoir ceci, mais avec telle ou telle modification ». J’ai fait un projet l’année dernière avec WeTransfer, une sorte d’outil de peinture baptisé Color Push . À l’époque, j’expérimentais avec des shaders en essayant de trouver comment créer des couleurs fluides et mouvantes pouvant donner un effet pictural . WeTransfer était en train de revoir son image de marque et voulait ajouter des éléments graphiques à l’identité existante. Nous avons pensé créer une espèce d’outil contemplatif réutilisant certains systèmes que j’avais conçus. Cela leur parlait et collait avec leur image.
ZL Ce qui m’intéresse avec les réseaux sociaux, c’est que je peux prendre la mesure des disparités entre ce que j’aime et ce qu’aiment les autres. Parfois, je crée quelque chose que j’aime, mais les gens ne l’apprécient pas tant que ça, ou alors je produis quelque chose qui ne me plaît pas spécialement, mais qui a beaucoup de succès. Ce que je veux, en réalité, c’est comprendre : je veux mieux me comprendre, comprendre mes intuitions. Cela passe par une manière de travailler partiellement publique et ouverte, mais le processus, lui, est personnel. Je ne demande pas de conseil. Les gens me disent d’essayer ceci ou cela, mais en fait, j’ai envie que ces idées viennent de moi. Il est essentiel que les artistes et les designers développent leurs propres intuitions. À bien des égards, ces sketches sont pour moi comme un journal intime.
ZL J’ai eu ma licence en pleine crise de la bulle Internet. Au moment où j’ai décroché un job dans un studio de design, l’économie s’est effondrée. C’était très effrayant et je me suis dit qu’il valait mieux reprendre mes études en master que d’être jeune diplômé sur le marché du travail. J’ai été accepté à Parsons, et l’un de mes professeurs était Golan Levin, un ancien étudiant de John Maeda. À l’époque, je m’amusais à recréer en PostScript les affiches iconiques de John Maeda, comme la série Morisawa44 John Maeda, Morisawa 10, 1996. « La série Morisawa 10 fut inspirée par ma visite de l’exposition Shikō Munakata au Japon, ainsi que par ma fascination pour les techniques de dessin de caractères qui émergeaient alors sur ordinateur. Elles étaient toutes composées en langage Adobe PostScript et furent un peu difficile à créer parce que, dans les années 1990, produire ce genre d’images était coûteux. » John Maeda, http://b-o.fr/morisawa10. Je les ai montrées à Golan qui a été très impressionné. Après mes études, il m’invita à travailler avec lui. À l’époque, nous utilisions une sorte de bibliothèque logicielle interne qui venait du MIT, mais qui n’était pas en open source ; openFrameworks est né du désir de créer une boîte à outils open source C++ que je pouvais utiliser dans un cadre professionnel et pédagogique.
En 2005, si vous m’aviez demandé combien de temps j’aurai donné à cet outil, je n’aurais pas dit quinze ans. Je ne sais pas ce que l’avenir réserve à openFrameworks, mais en tout cas, cela a vraiment démocratisé la computer vision [reconnaissance d’objets ou de mouvement] pour les artistes et designers. Ce framework leur a surtout permis de réaliser qu’il n’y a pas besoin d’avoir un master en informatique pour pouvoir extraire les données d’une caméra, gérer des interactions, ou travailler avec des technologies fondamentales comme OpenGL. Je réfléchis en permanence à ce que pourraient être les outils du futur : ils seront peut-être moins monolithiques, plus petits et légers. Peut-être y aura-t-il aussi davantage de façons de les associer entre eux. Si openFrameworks est l’outil qui a rendu accessible la computer vision, quels seront ceux qui démocratiseront l’apprentissage automatique, la réalité augmentée, etc. ? Je ne sais pas à quoi ils ressembleront, mais je suis enthousiasmé par cet écosystème florissant. Je suis, par ailleurs, un grand admirateur de p5.js55 p5.js est une bibliothèque logicielle JavaScript open source destinée à créer des expériences graphiques et interactives en s’appuyant sur les principes de base de Processing, https://p5js.org/ qui fédère la communauté de Processing en JavaScript. L’équipe de base de cette bibliothèque a non seulement pensé l’outil, mais aussi son éthique et le fonctionnement de sa communauté. J’ai très envie d’aider les prochaines générations à imaginer ces programmes.
ZL La manière dont sont organisés les systèmes contemporains de programmation visuelle, tels qu’openFrameworks ou Processing, appelle à être créatif. On commence avec une page blanche, puis toutes les images que l’on y ajoute se superposent les unes aux autres. Le fonctionnement même de ces outils est donc similaire au processus de création d’un dessin ou d’une peinture, lorsqu’on part d’un fond et qu’on y ajoute de nouveaux éléments. J’ai vraiment la sensation de dessiner, mais c’est peut-être à cause du terme lui-même qui est utilisé dans Processing [sketches]. Je crois même que Processing a emprunté ce mot à Design by Numbers. Une proportion significative de l’ADN de Processing est tirée de ce logiciel.
ZL Je m’intéresse beaucoup au corps et à la manière dont on peut s’en servir pour comprendre les systèmes informatiques. Si l’on pense aux doigts, aux mains, ou au mouvement du corps, tout cela est très expressif. Je considère le bonheur de jouer d’un instrument de musique comme directement lié à ce que l’on fait de ses bras et de ses jambes. Pour moi, ce genre d’énergie provient de la boucle de rétroaction très directe entre le mouvement et le son de l’instrument. De la même façon, les logiciels sont particulièrement stimulants lorsqu’ils sont dirigés par le corps. Parfois, je fais des expériences formelles, puis je me demande : « Qu’est-ce que ça ferait si je connectais une webcam ? » Le corps remplace alors les sliders, la souris ou le clavier pour explorer les différentes valeurs d’un système paramétrique. Je réfléchis toujours à comment m’éloigner de l’écran d’ordinateur. C’est aussi un moyen de réaliser des choses dans le monde, des choses qui, d’une manière ou d’une autre, sont physiques.
ZL Je suis tombé sans le vouloir dans le monde du code par le design. J’ai passé beaucoup de temps à lire des revues de design et les livres de Steven Heller ou d’Ellen Lupton. Le travail d’Armin Hofmann m’a aussi beaucoup influencé lorsque j’ai été initié au code. Plus tard, la découverte de John Maeda a été vraiment fondamentale pour moi. À l’époque, lorsque j’allais dans le rayon informatique des librairies, tous les livres étaient affreux : « Apprenez le C++ en 10 jours » ou « Apprenez Java en 21 jours ». Puis, il y avait ce livre de John Maeda, Design by Numbers66 John Maeda, Design By Numbers, Cambridge (MA), MIT Press, 2001., un ouvrage qui présentait cet environnement de programmation complètement fou, où l’exécution d’une boucle « for » pouvait être artificiellement ralentie pour en comprendre l’effet. Tous les autres livres d’informatique étaient consacrés à comment —« Comment fait-on ceci ou cela ? »—, mais dans Design by Numbers, Maeda expliquait pourquoi. Pourquoi l’aléatoire, pourquoi l’itération ? Pourquoi penser aux ressources numériques ? Pourquoi concevoir des machines ? Cette approche m’a ouvert de nombreuses portes. Je ne savais pas que je pouvais en faire mon métier, mais ce qui est sûr, c’est que Design by Numbers a changé ma vie.
ZL Aujourd’hui, je fais partie du MIT Media Lab et l’une des raisons pour lesquelles je suis ici c’est que le travail de toutes ces personnes et de leurs étudiants me tient vraiment à cœur. D’autres professeurs comme David Small ont aussi été très importants et, d’une certaine façon, je suis triste que cet héritage n’ait pas été transmis ou alors de façon fluctuante. Cette année, c’est la première fois que j’ai des étudiants. Nous nous demandons comment faire revivre l’esprit de l’Aesthetics + Computation Group et c’est très stimulant. Mon cours s’intitule « Recreating the Past » [Recréer le passé] : chaque semaine, je présente un artiste ou un designer (Vera Molnár, John Whitney, Muriel Cooper, Ken Knowlton, Lillian Schwartz) et mes étudiants se documentent, choisissent une œuvre, puis la « recodent » avec les outils d’aujourd’hui. C’est presque de la rétro-ingénierie ! Je ne donne pas de cours de design, où les étudiants étofferaient leur portfolio ou répondraient à des commandes. Je conçois davantage mon enseignement comme une sorte de conversation avec l’histoire.
ZL Bien sûr, je suis naturellement sensible aux images en mouvement, alors quand je vois les affiches animées de manifestations comme le Demo Festival, je suis évidemment très enthousiaste. Ceci dit, je suis persuadé qu’il faut accorder la même attention aux images que nous créons, quel que soit le support, numérique ou imprimé. Ces écrans seront-ils investis avec sérieux ? Les images en mouvement ne risquent-elles pas d’être traitées plus à la légère, simplement parce qu’elles sont éphémères, apparaissent et disparaissent ? Il y a certainement de très belles choses à faire, mais ces afficheurs ont des caractéristiques qui leur sont propres, différentes des affiches imprimées : planéité du support, nature de la lumière émise ou réfléchie, qualités de couleurs, etc. En ce moment, le remplacement des plans de métro imprimés par des kiosques d’information numériques ou des écrans de ce type fait débat à New York. Évidemment, il est possible d’afficher des informations en temps réel sur un écran, de visualiser des données, de zoomer, etc. Toutefois, je comprends la tristesse que l’on peut ressentir suite à la perte du plan papier, cette image unique et très détaillée qui possède des qualités propres.
ZL J’adore jouer avec la frontière de la perception : on prend un mot et on le fait pivoter, on l’étire, on y ajoute du bruit et au bout d’un moment, il ne ressemble plus du tout à un mot. Si l’on applique suffisamment de transformations, il y a un moment vraiment intéressant où l’on perçoit quelque chose sans le voir, où cet élément apparaît et disparaît. J’aime travailler avec cette limite parce que les images produites demandent davantage d’efforts au cerveau. Elles sont puissantes : elles entrent par les yeux, atteignent le cerveau et reviennent vers les yeux en modifiant notre façon de voir. C’est particulièrement vrai avec la typographie. Au-delà de cet effet, les lettres portent en elles quantité de choix esthétiques. Si vous regardez les « a » de toutes les polices de votre disque dur les uns après les autres, vous remarquerez chacune de ces micro-décisions : un peu plus large, un peu plus fin, un peu plus incliné, etc. Lorsque je code, c’est la même chose : le plus souvent, je ne fais qu’ajuster et modifier des valeurs, sans cesse. Le dessin de caractère fait vraiment écho avec ma pratique, une sorte de célébration de minuscules décisions qui font qu’une chose devient ce qu’elle est. Dans mon cas, il s’agit de prendre les mathématiques, et de les transformer en une belle forme.