Je m’appelle Adelaïde Blanchard. J’ai trente-sept ans. J’ai une formation lacanienne, mais je suis ce qu’on appelle une bibliothérapeute. Je soigne par les livres, enfin, par la lecture. Je prescris des lectures. Des extraits d’ouvrages qui soulagent, des pages de romans qui rassurent. Des strophes qui tranquillisent, des vers qui dynamisent. Des pavés qui endorment, des pamphlets qui excitent, des essais qui régulent. Expérience esthétique et circuit neuronal. La littérature pour outil et la poésie pour remède. J’exerce depuis bientôt cinq ans. Généralement, je fais de mon mieux. J’ai plutôt bonne réputation.
J’utilise tous les supports, le papier et le numérique : l’expérience de lecture n’est pas que liée au contenu. L’effet Pléiade existe autant que l’effet liseuse. Les cinq sens sont utiles pour une bonne projection. Le sujet est fragile, parfois peu concentré, sa psyché est poreuse à son environnement. Le choix de l’interface ne peut être à l’avenant.
La typographie aussi est un paramètre, intégré à la posologie. Une police de caractère équilibrée, c’est comme un alexandrin classique, ça a des vertus apaisantes. Le Book Antiqua dans ma partie s’apparente aux anxiolytiques. Le Comic Sans à de la strychnine, mais ça, c’est valable partout. Je pratique la thérapie brève, j’ai peu de suivi de patientèle. Alors, bien sûr, ce qu’il s’est passé, je ne l’ai pas du tout vu venir.
Ma spécialité a fait la couverture du Nouvel Obs il y a deux mois. « Bibliothérapie : aller mieux par les livres ». Et plus que par les livres : les techniques de lecture. J’ai une page d’interview et ma photo en face. J’y explique mon travail, que je combine le support et le contenu pour un résultat optimal, électrochoc ou syntonie. Je donne des exemples, aussi. Plutôt qu’une thérapie cognitivo-comportementale, mon approche est frontale pour combattre les phobies. Obscurité totale et liseuse rétro-éclairée. Pour guérir du vertige, Premier de cordée de Frison Roche en High Tower Text. Pour la coulrophobie l’intégrale de Ça de Stephen King en Curlz. J’y parle même d’une thérapie encore en phase d’expérimentation, pour vaincre sa phobie sociale en trollant sur Twitter des citations de Saint-Simon.
Avec le recul, bien sûr, l’exposition était une grave erreur. Le journaliste a titré : « Blanchard la guérisseuse », « elle réussit là où toutes les thérapies ont échoué ». Je redoutais seulement quelques grincements de dents du côté de mes confrères. Les thérapies alternatives sont de nos jours si nombreuses, la concurrence est rude, vous n’avez pas idée. Pourtant c’est évident, « Blanchard la guérisseuse », ça ne pouvait que mal tourner.
Mon cabinet se trouve dans le 20e à Paris, il ne désemplit pas, mais depuis la parution j’avoue, je suis débordée. Et surtout j’ai des cas que je n’avais jamais traités. « Blanchard la guérisseuse », avec ça j’ai de ces cas. Vraiment d’autres profils. Jusqu’ici, je recevais surtout des dépressions saisonnières, des névroses très légères, quelques syndromes post-traumatiques. Beaucoup de mélancoliques. J’obtiens de très bons résultats avec les mélancoliques. Du Cioran en Calibri 12 sur tablette, dix aphorismes au coucher, cinq au lever. C’est efficace. Les gens veulent que ce soit efficace, ma thérapie a fait ses preuves. C’est pour ça qu’ils ne reviennent pas, ils n’ont plus besoin de revenir, et moi, bien sûr, je les oublie.
Ce que me reprochent mes ravisseurs, c’est d’avoir échoué avec eux. Des patients en contre-transfert ne devraient jamais lire Le Comte de Monte-Cristo. J’ai commis des erreurs, y compris de diagnostic. J’ai payé, et très cher, mes manquements à l’éthique. J’ignorais que les déçus de la bibliothérapie avaient un fil sur le forum de Doctissimo. C’est là qu’ils ont fait connaissance. Et que leur idée a germé. Ils ont été rapides à monter leur action. Étonnament rapides, sans aucune confusion. La tête pensante, c’est Paul Ravier, les autres, au fond, n’ont fait que suivre. D’ailleurs, c’est dans sa cave que j’ai été séquestrée.
Paul Ravier est atteint de troubles obsessionnels compulsifs. Le comptage. Une forme d’arithmomanie. Quand je l’ai reçu le mois dernier, il avait d’énormes problèmes de concentration, son rituel le dévorait. Il ne pouvait pas lire, accéder aux contenus. Il comptait le nombre de lettres par mots, de mots par ligne, de lignes par page. Je suis adepte des traitements de choc, je lui ai prescrit du Pérec, dix pages de La Disparition par jour. Visiblement, il n’a pas très bien réagi. Depuis il développe à mon égard une forme de névrose obsessionnelle morbide. Et comme vos hommes l’ont constaté, le maîtriser n’est pas facile.
Quand il s’est présenté au moment où je fermais le cabinet mardi soir, j’avoue, je ne l’ai pas reconnu. Pas plus que les trois autres qui ont surgi ensuite. Jeanne Lorrigan, Martin Despraves, Amandine Smith. J’ai été assommée, puis ils m’ont endormie, ils m’ont sûrement piquée, et quand j’ai repris mes esprits j’ai mis beaucoup de temps avant de comprendre où j’étais. Et davantage encore à saisir ce qu’ils comptaient concrètement faire de moi.
Jeanne Lorrigan, je me souvenais d’elle. Aucune pathologie, juste un quotidien terne, la dépression qui rôde par manque de stimulation. Un mari dentiste en banlieue, des enfants partis vivre leur vie, des regrets et de l’apathie. J’ai commencé par lui prescrire Une chambre à soi de Virginia Woolf, en le lui faisant emprunter à la bibliothèque. Parce que c’était important qu’elle ait, en lisant, conscience qu’elle s’inscrivait dans une chaîne de lecture, qu’elle était la énième femme à se libérer de sa condition par cette lecture. Elle allait beaucoup mieux, après. Elle a pris un travail et quitté son mari. Et puis elle est revenue parce que ça n’allait plus, elle redevenait morose, se désintéressait de tout. Il fallait un puissant booster de sérotonine, une impulsion, un flux. Malheureusement Jeanne Lorrigan avait un terrain bipolaire, je n’ai pas su le déceler, je ne l’ai reçue au cabinet que deux fois, et pendant ses phases dépressives. Le songe d’Athalie matin midi et soir, c’était trop fort pour elle, même en édition de poche. J’ai déclenché une phase maniaque. Durant mon séjour dans le sous-sol je n’ai jamais pu la calmer. Réparer ce que j’avais fait. Sur aucun d’entre eux, je n’ai pu.
Ça a duré cinq jours. Le fauteuil d’examen ophtalmique, c’est une idée de Martin Despraves, il l’a trouvé sur leboncoin. Il voulait être certain que je ne détourne pas le regard, m’enserrer le crâne était l’option qui s’imposait, il me l’a expliqué. De tous, c’est le plus dangereux. Il avait très envie de me crever les yeux, ça le démangeait vraiment. Le pire, je dois le reconnaître, c’est qu’il ne présentait aucun trouble, rien de grave, quand il est venu me consulter. Je me souviens vaguement d’un petit bourgeois oisif qui cherche par sa névrose un moyen d’exister. Il geignait trop, sûrement, mauvais moment, mauvaise journée. Je présume. Je lui aurais prescrit les Cahiers d’Ivry d’Artaud, en fac-similé. Je crois que j’ai voulu le secouer, histoire qu’il comprenne ce que c’était, la souffrance, la souffrance brute, un peu. Évidemment, les lignes tracées par la main d’Artaud, pour son cerveau, l’électrochoc. Je l’ai compris à son excitation quand il manipulait les deux pinces à paupières. Il se faisait des shots de Guyotat toutes les trois heures. C’est vraiment de ma faute s’il a basculé.
Amandine Smith, c’est différent. Je pensais lui avoir prodigué un traitement parfaitement adapté. C’est une grande asthénique, fatigue chronique et anxiété. Je lui ai fait lire Lydie Salvayre, absolument tout Salvayre. Elle a retrouvé son tonus intellectuel, mais a développé une phobie des huissiers. Malheureusement Amandine Smith travaille pour une société de recouvrement. De fait, elle est en arrêt maladie. Elle m’en voulait énormément, mais c’est elle qui vous a appelé. Je lui en suis si reconnaissante. Elle a mis fin à mon calvaire. Ces cinq jours, tellement éprouvants.
Des tortures à la mesure du mal que je leur ai infligé. C’est ce qu’ils pensent, Monsieur le commissaire. C’est comme ça qu’ils se sont vengés. Le vieux fauteuil d’examen ophtalmique, attachée, la tête en arrière. Avec ou sans pinces à paupières, durant cinq jours, obligée de lire ce qu’ils me tendaient. Ils tenaient l’iPad en se relayant. Juste une petite pause toutes les quatre heures. Une sélection de textes adaptés, de textes parfois manipulés, j’ai dû lire du Proust sans les « e », du Agatha Christie sans la fin, du Mallarmé en PHP. Ils s’amusaient à perturber ma concentration, faisaient des bruits de bouche, lisaient à côté de moi en commentant. Ils m’ont fait lire Hamlet en me forçant à écouter l’opéra- rock de Johnny Hallyday en même temps. J’ai eu droit à un polar avec un chapitrage en mode aléatoire, aussi. Ils m’ont imposé des exercices, faire un résumé de chaque lecture toutes les sept pages. Le Désert des Tartares compris.
Leur objectif, Paul Ravier me l’a assez répété, ce n’était pas seulement de broyer en moi tout plaisir de lecture et tout rapport à mon outil de travail, c’était de m’anéantir. Juste de m’anéantir. C’est pour ça qu’Amandine Smith s’est désolidarisée, et qu’elle a prévenu la police. Tout ça allait trop loin. Quand vous êtes arrivés, ça durait depuis des heures et je n’en pouvais plus. Sérotonine de Michel Houellebecq en lettres gothiques.
Le neurologue m’a dit que je garderai des séquelles. J’ignore ce qu’ils vont devenir, Paul Ravier, Jeanne Lorrigan, Martin Despraves, Amandine Smith. Enlèvement avec séquestration, violences psychiques en réunion, actes de barbarie. Mais d’un point de vue pénal, ils sont irresponsables. Pour ma part je témoigne ce soir sur BFM.