Juillet 1916. Une année après avoir créé le Cabaret Voltaire avec sa compagne Emmy Hennings, l’écrivain et poète dadaïste Hugo Ball fait une première lecture publique de son Manifeste Dada . Il entame son discours par un détour sur la nature « internationale » du terme et termine sur le pouvoir des mots à définir le monde qui nous entoure : « Le mot, messieurs, le mot est une affaire publique de tout premier ordre. » Grâce à leur art consommé de la provocation, les tenants du dadaïsme entendaient subvertir les normes de leur époque en libérant les mots et les langages de leurs assignations arbitraires.
Sparta my have
Juin 2012. L’équipe de supervision du site de vente en ligne Amazon.com découvre un type de publication incontrôlée. Il ne s’agit pas de manipulation de commentaires, ni d’arnaque promouvant des objets d’occasion. Le « problème » provient d’un afflux massif de livres d’un genre inédit, des ouvrages absurdes écrits par des programmes informatiques. Pendant quatre jours, la plateforme est inondée de livres avec des titres aussi évocateurs que Sparta my have de Loafrz Ipalizi, Wierd song you cute de Timsest Pitigam, ou Alot was been hard de Janetlw Bauie. Le contenu de chaque opus est constitué d’une succession de courts textes, tous signés d’un pseudonyme.
Ces énoncés ressemblent plus aux retranscriptions d’une discussion effrénée entre des adolescents devant leur téléviseur que de romans bien placés dans la course aux prix littéraires. Et pour cause, il s’agit en fait d’une accumulation de commentaires de vidéos populaires sur YouTube. Extraits par un programme, ils sont réassemblés sous la forme de livres avant d’être publiés ; et donc vendus — sur Amazon. Quelques semaines plus tard, les livres en question sont supprimés du site, et les responsables se démasquent : il s’agit du collectif d’artistes autrichien Traumawien, et de l’Allemand Bernhard Bauch 11 Traumawien, « Ghost Writers », 2012, http://b-o.fr/ghostwriters. Comme le décrivent les auteurs de cette performance intrigante, intitulée « Ghost Writers », le résultat est un ensemble d’ebooks décrivant les microdrames contemporains se jouant sur des sites communautaires. Pour eux, il s’agit d’une forme de littérature émergente, produite par les utilisateurs de la plateforme de partage de vidéo en ligne.
Ce type de mode d’expression témoigne d’une généralisation de l’usage des bots. Ce raccourci du mot « robot » désigne un programme numérique, automatique ou semi-automatique, capable d’interagir avec des serveurs informatiques. À mi-chemin entre expérimentations littéraires et conditions robotiques, les productions quasi aléatoires du collectif Traumawien se situent ainsi à la croisée du mouvement artistique dada et des bots informatiques.
Juillet 2014. L’agence de presse américaine Associated Press annonçait que sa production de comptes-rendus financiers d’entreprises serait désormais effectuée automatiquement par un logiciel de la société Automated Insights. Ce programme informatique, en analysant la base des données économiques de Zacks Investment Research, peut produire instantanément des dépêches, de 150 à 300 mots, diffusées sur près de 150 sites Web de la presse économique anglophone. Dans une interview à ce propos, Lou Ferrara (rédacteur en chef Automated Insights) précisait que ce changement permettrait de couvrir plus de sociétés, sans devoir calculer et croiser des indicateurs financiers, tout en donnant plus de temps aux journalistes pour réaliser des reportages de fond. La même stratégie est utilisée par Narrative Science, une start-up qui rédige automatiquement des comptes-rendus de matchs de football américain ou de baseball à partir de statistiques 22 Justin Bachman, « Are Sportswriters Really Necessary? », Business Week, 2010, http://b-o.fr/bachman.
À la lumière de cette écriture automatique de l’actualité, les « écrivains fantômes » (« ghost writers ») de Traumawien s’inscrivent dans une évolution des pratiques éditoriales qui dépassent la farce potache. La principale qualité littéraire de ces livres réside en effet dans les procédures algorithmiques qui contrôlent leur agencement. Que révèlent ces formes d’assemblages automatisés de contenus hétérogènes ? Quel est le statut esthétique de telles productions ? Qui en est l’auteur ? etc. Ces différents exemples démontrent qu’une même logique est à l’œuvre dans la création des contenus éditoriaux, aussi bien pour les textes en ligne que pour les tirages imprimés. Leur production est « algorithmique », puisqu’il s’agit de programmes qui automatisent la recherche, l’assemblage et la création de contenus.
Culture algorithmique
Ces exemples témoignent, en premier lieu, de la place croissante occupée par les fonctionnalités logicielles dans la diffusion et la production de contenus culturels inédits. En d’autres termes, nous assistons à l’avènement d’une « culture algorithmique » qui reflète l’influence croissante du numérique et des programmes informatiques dans la production et la diffusion de produits culturels. Par « culture », nous entendons des ensembles de pratiques touchant des domaines aussi variés que la musique, la littérature, le cinéma, la sculpture, le journalisme, la photographie, le jeu vidéo, l’architecture, la gastronomie, la mode, etc. Quant au mot « algorithmique », utilisé comme un adjectif, il correspond au moteur de l’informatique, à savoir l’utilisation de procédures encodées sous la forme de programmes qui permettent d’organiser, de compresser, d’assembler, de trier, de comparer, de classer des informations à partir de données préexistantes. Chaque logiciel utilisé au quotidien pour traiter des informations est ainsi constitué d’une multitude d’algorithmes qui permettent l’exécution des tâches pour lesquelles ils ont été destinés. Il peut s’agir, d’une part, de fournir des outils de production aux utilisateurs, par exemple la possibilité de créer un monde virtuel en 3D avec un programme comme Unity (2005), ou, d’autre part, de permettre d’accéder et de modifier de manière plus ou moins exhaustive à des contenus préexistants.
L’exploration de cette « culture algorithmique » révèle l’influence déterminante du calcul sur les contenus culturels eux-mêmes. Dans certains cas, cela peut produire une esthétique spécifique comme les courants musicaux chiptune 33 Nicolas Nova, 8-bit Reggae: Collision and Creolization, Paris, éditions Volumique, 2014. ou le courant glitch 44 Rosa Menkman, The Glitch Moment(um), Amsterdam, Institute of Network Cultures, 2011. . Dans d’autres, cela peut occasionner des pratiques ou des expériences « augmentées » de la réalité. Les jeux vidéo proposent ainsi un type de contenu intrinsèquement lié aux algorithmes mis en action par des technologies numériques permettant de créer des univers virtuels dans lesquels les utilisateurs peuvent réaliser des actions tout en voyant leurs effets à l’écran. Enfin, la notion de culture algorithmique peut également exprimer la hiérarchisation, la sélection et la suggestion de certains contenus.
À ce titre, il faut distinguer d’une part une algorithmique de « l’aide à la diffusion/sélection » des biens culturels et, d’autre part, une algorithmique de la « production ». C’est le rôle productif qui nous intéresse ici. À une époque où les programmes informatiques semblent prendre en charge de plus en plus d’activités autrefois proprement humaines, l’automatisation croissante des processus de création constitue un point d’entrée pertinent pour saisir l’automatisation des processus algorithmiques dans notre société. Il ne s’agit pas de remettre la primauté humaine en matière de création. Il s’agit davantage de mettre en perspective le spectre de productions et de collaborations engendrées par ces formes d’hybridations. En effet, les esthétiques et la cohérence qui se dégagent de ces productions ne sont jamais pleinement prévisibles, car elles sont toujours le fruit de processus génératifs partiellement ou complètement aléatoires.
Le langage des nouveaux médias
Dans son essai Le langage des nouveaux médias (2001),l’artiste et chercheur Lev Manovich introduit la notion d’« objet néomédiatique [new media object] 55 « Un objet néomédiatique peut être une image fixe numérique, un film composé numériquement, un environnement virtuel 3D, un jeu vidéo, un DVD hypermédia autonome, un site Web hypermédia ou le Web dans son ensemble. ». Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias [2001], trad. de l’anglais par Richard Crevier, Dijon, Les Presses du réel, 2010, p. 73. » pour décrire les contenus produits avec le numérique. Il s’intéresse en particulier aux principes régissant leur fonctionnement. Le premier d’entre eux correspond à la présence d’une représentation numérique. Une photographie prise sur Instagram (2010), un morceau de musique sur SoundCloud (2008), un GIF animé trouvé sur Tumblr (2007), un tweet, etc., sont des éléments culturels encodés dans un format chiffré. Une seconde caractéristique importante provient de la modularité des objets numériques. Ceux-ci sont en effet imbriqués les uns dans les autres. Un morceau de musique, une vidéo YouTube (2005) ou un texte au format PDF montre que chaque « objet néomédiatique » est composé d’un assemblage de briques qui peuvent prendre des formes variées. Ces différentes briques peuvent être combinées entre elles. C’est exactement la logique à l’œuvre dans les livres produits par les « ghost writers » bots de Traumawien 66 Traumawien, op. cit. : ils opèrent à partir d’une hybridation de médias, à savoir, dans cet exemple, des commentaires textuels et visuels extraits aléatoirement de YouTube et traités de manière indépendante. Les critères de sélection et d’agencement de ces contenus hétérogènes ne sont accessibles ou « lisibles » que par le biais des potentialités définies dans un programme.
De plus en plus de designers ou d’artistes se servent de cette logique de « média hybride » pour faire des propositions plus poussées. C’est le cas en particulier du projet A Ship Adrift de James Bridle 77 http://shipadrift.com (2012) qui reconstituait le voyage d’un navigateur maritime à la dérive sur un site Web mis à jour quotidiennement. Une sculpture de bateau placée sur le toit du Southbank Center à Londres se déplaçait, en ligne, suivant la vitesse et la force des vents détectés par des capteurs situés sur l’installation. En parallèle, un programme recherchait des contenus géolocalisés, comme des tweets, des entrées Wikipedia ou des billets postés sur des sites de rencontres, correspondant à des lieux ou des événements situés aux alentours de la position supposée du bateau. Chaque jour, une donnée était sélectionnée afin d’être affichée sur le site. Ce projet met en évidence une autre caractéristique des objets numériques : les photos, vidéos, extraits sonores, ou textes sont souvent, désormais, accompagnés de « métadonnées ». Dans une photographie, il s’agit par exemple de l’inscription automatique, au sein du fichier numérique, de la date et de l’heure de la prise de vue, de l’appareil et des réglages utilisés, voire de la géolocalisation de la photo. Le projet de James Bridle fonctionne plus spécifiquement sur l’usage de métadonnées géographiques à partir desquelles il peut réassembler quotidiennement des éléments culturels disparates.
Plusieurs théories en sociologie des techniques permettent de rendre compte de ces phénomènes. En partie grâce au décentrement qu’il opère par rapport aux thématiques occidentales, les travaux de Basile Zimmermann 88 Basile Zimmermann, Waves and Forms: Electronic Music Devices and Computer Encodings in China, Cambridge (MA), MIT Press, 2015. sur le rôle des objets techniques dans la création musicale électronique en Chine ouvrent des pistes stimulantes à ce sujet. En effet, dans la veine des travaux sur les mèmes 99 Un mème désigne une idée, un comportement ou un style qui se répand d’une personne à l’autre au sein d’une culture. Rapporté à la culture informatique un mème constitue une unité, généralement une image, qui s’échange entre des individus de manière virale., Zimmermann propose une perspective atomique de la notion de « culture ». En observant comment des contenus « occidentaux » peuvent circuler jusque dans les morceaux de musique électronique en Chine, il a proposé la notion « d’élément culturel ». Celle-ci désigne la manière dont tout contenu ou objet culturel (comme les objets néomédiatiques de Manovich) est composé en unités sous-ordonnées 1010 Basile Zimmermann, « Redesigning Culture: Chinese Characters in Alphabet-Encoded Networks », Design and Culture, no 1, vol. 2, Abingdon, Taylor & Francis, 2010, p. 27-43. . Par exemple, on pourrait dire que les ghost writers de Traumawien, ou A Ship Adrift de James Bridle, combinent divers éléments culturels pour produire une œuvre artistique nouvelle. Comme on le voit ici, les objets néomédiatiques, par l’encodage commun d’éléments culturels de nature distincte, ont donc un potentiel d’hybridation.
Remix et mashup
Le principe d’« hybridation » ou de « remixage » possède une longue tradition dans le domaine musical, audiovisuel ou littéraire. Cette tendance a connu un engouement populaire exponentiel dans le courant des années 2000 grâce à l’usage facilité des logiciels, ainsi que les réseaux de diffusion inédits offerts par Internet, en particulier l’essor des blogs spécialisés. Morceaux anciens ou actuels, versions kitsch ou plus sérieuses, hard rock, disco, folk, hip-hop ou house, la pop music offrait une source infinie de genres à partir desquels il était possible de redéfinir des directions esthétiques. Cette tendance, dont on peut tracer l’origine dans la culture des sound systems jamaïcains, est particulièrement significative dans la production de bootlegs, également appelés mashups . Un mashup consiste à utiliser deux, ou plusieurs morceaux, afin de composer un morceau inédit. Le vieux et l’actuel, le kitsch et le premier degré, les riffs et les kicks, le folk, le hip-hop, ou la house, etc. : peu importe les époques ou les genres, tout est potentiellement apte à être combiné afin d’offrir de nouvelles directions esthétiques.
Le terme « mashup » est progressivement sorti de la sphère musicale pour apparaître dans les discours du Web design, notamment au moment de l’émergence du Web participatif, à partir des années 2000. Dans ce contexte, il renvoie aux applications de remix de contenus hétérogènes, telles que la superposition de deux images ou l’assemblage d’objets visuels et sonores distincts dans un mème Internet, un site Web agrégeant des contenus provenant d’autres sources, etc. Collecter, échantillonner, combiner, archiver : les nouveaux logiciels ont permis de transformer « l’art du sampling » en une véritable procédure d’ingénierie. Grâce aux logiciels, et à leurs algorithmes constitutifs, les possibilités de réarrangements sont décuplées, et les objets néomédiatiques offrent une mine de matières premières disponibles en masse sur le Web.
Au cœur de cette logique d’hybridation, on trouve une persistance d’éléments culturels passés. C’est le phénomène que certains, à la suite du philosophe Jacques Derrida 1111 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993., décrivent avec le terme d’« hantologie », à savoir, l’accumulation et la résurgence de traces fantomatiques du passé dans la création. Dans sa sonorité, ce concept renvoie à « ontologie » (l’étude métaphysique de « l’existence ») en opérant une hybridation du verbe « hanter » (qui renvoie à l’imaginaire du fantôme) avec « anthologie » (qui décrit les recueils de morceaux choisis d’œuvres littéraires ou musicales). Composées ainsi à partir d’éléments issus d’une époque révolue, les œuvres « hantologiques » agissent comme des médiums qui vont permettre aux spectres du passé de s’exprimer. Cette « présence virtuelle 1212 Basile Zimmermann, De l’impact de la technologie occidentale sur la culture chinoise : les pratiques des musiciens électroniques à Pékin comme terrain d’observation de la relation entre objets techniques et création artistique, thèse de doctorat, université de Genève, Faculté des lettres/Département d’études est-asiatiques, 2006. » caractérise « les acteurs ‹ absents › qui collaborent avec les utilisateurs par l’intermédiaire d’objets techniques » :
« Les décisions, les choix et les erreurs des gens, quel que soit le nom qu’on leur donne, sont stockés dans les objets technologiques. À leur tour, les utilisateurs, dont certains sont artistes, collaborent avec la présence virtuelle des personnes (souvent nombreuses) dont les actions ont été incorporées dans les outils, temporairement ou définitivement 1313 Ibid.. »
Il peut s’agir, par exemple, de la présence d’un sample de guitare reconnaissable, encodé dans un contenu numérique, qui donne l’impression que le musicien a participé lui aussi à la création. L’élément culturel « sample de guitare » circule ainsi de morceau en morceau, par l’entremise des machines. Les mèmes internet et les mashups musicaux sont des exemples intéressants de ces processus d’hybridation mis en œuvre dans la création contemporaine. Mais les choses peuvent aller plus loin encore puisqu’il arrive de plus en plus souvent que ces opérations recombinatoires ne soient pas réalisées de manière intentionnelle par des personnes, mais par des programmes informatiques.
L’avènement des bots
Dans le cas des objets numériques qui nous intéressent, ces programmes informatiques peuvent être employés par des individus lorsqu’ils souhaitent retoucher des photographies ou ajouter une bande-son sur une vidéo. Il s’agit ici d’une hybridation intentionnelle très simple. Toutefois, il est aujourd’hui fréquent que ces fonctions soient intégralement automatisées. C’est le cas, par exemple, avec des algorithmes qui agrègent et optimisent le contraste et les contours des visages des personnes représentées sur les photographies prises avec notre téléphone mobile. Le programme, déclenché par l’utilisateur, calcule automatiquement les optimums en fonction des instructions données par ses concepteurs.
Dans le champ culturel, l’« automatisation logicielle » est davantage utilisée pour la réalisation de tâches répétitives qui peuvent ainsi être effectuées plus rapidement. Quelquefois, ils opèrent de manière très discrète. C’est le cas notamment des bots utilisés dans Wikipedia. Ceux-ci réalisent un nombre croissant de modifications typographiques, syntaxiques ou sémantiques ainsi que des mises à jour ou des comparaisons d’articles destinés à améliorer l’encyclopédie collaborative 1414 R. Stuart Geiger, David Ribes, « The Work of Sustaining Order in Wikipedia: The Banning of a Vandal », Proceedings of the 2010 ACM conference on Computer supported cooperative work, New York, ACM, 2010, p. 117-126.. Même si ce type d’interventions sur les contenus peut paraître élémentaire, les progrès dans la génération automatique de textes sont patents.
Les twitterbots, des agents conversationnels 1515 Les « agents conversationnels » sont utilisés pour simuler des réactions humaines, sur les messageries instantanées, les réseaux sociaux ou sur les systèmes de répondeur automatique. utilisés sur le réseau social Twitter proposent des messages absurdes, humoristiques ou poétiques. On utilise le terme générique « weird Twitter » pour désigner ce vaste ensemble de comptes qui jouent avec les codes typographiques et syntaxiques du microblogging.
En dehors du réseau social Twitter, cette logique de programmation des bots se retrouve dans de multiples projets. The Death of the Authors 1616 Les « agents conversationnels » sont utilisés pour simuler des réactions humaines, sur les messageries instantanées, les réseaux sociaux ou sur les systèmes de répondeur automatique. (2013), du collectif d’artistes Constant, est un projet de littérature combinatoire qui génère automatiquement des romans basés sur les textes issus du domaine public (James Joyce, Henri Bergson, Virginia Woolf, etc.). La page Web du projet permet de générer, d’un seul clic, des combinaisons de phrases provenant de ces classiques.
Culture générative
Intrigants, cryptiques ou potaches, ces projets ne sont pas toujours cohérents, mais restent emblématiques d’une culture numérique construite à partir de bribes d’éléments culturels préexistants. Au-delà de la pertinence ou de l’harmonie de leurs contenus, ces explorations ont surtout accentué la place des processus, des outils et du hasard dans les étapes de production et de diffusion. On rapporte souvent ce type d’expérimentations à l’art génératif. Ce courant renvoie aux contenus produits automatiquement par des programmes informatiques, et désigne « toute pratique artistique où l’artiste utilise un système tel qu’un ensemble de règles formulées en langage naturel, un programme d’ordinateur, une machine, ou une autre invention procédurale qui est mise en œuvre avec un certain degré d’autonomie et qui contribue à produire ou à engendrer une œuvre d’art ». Cette logique de création via des procédures se retrouve tout au long de l’histoire de l’art, en particulier chez les artistes ayant proposé des instructions précises, à la manière des artistes conceptuels des années 1960 (Sol Lewitt, Joseph Kosuth, Lawrence Wiener, Douglas Huebler, etc.) ou, plus récemment, dans le champ du design graphique avec le manifeste Conditional Design 1717 Luna Maurer, Edo Paulus, Jonathan Puckey, Roel Wouters, « Conditional Design. A manifesto for artists and designers », 2011, http://b-o.fr/conditionnal (2013) du studio Moniker.
Une profusion de travaux ont été réalisés dans ce domaine depuis une quarantaine d’années, à tel point que de multiples langages informatiques ont été spécialement développés pour faciliter ces modes de création génératifs : la ligne de recherche Design by Numbers (DBN, 1999-2003) initiée par l’artiste et designer John Maeda, l’environnement de programmation Processing (2001) de Ben Fry et Casey Reas ou encore SuperCollider (James McCartney, 1996), un environnement et un langage de programmation utilisés dans le cadre de performances nécessitant une programmation interactive improvisée. La grande différence par rapport aux démarches pionnières découle de la profusion de données accessibles via les réseaux informatiques : ceux-ci forment une matrice quasiment infinie à partir de laquelle il est possible de générer, aléatoirement et indéfiniment, d’autres contenus.
Variabilité et remédiation
Une autre caractéristique des cultures algorithmiques, et plus largement des nouveaux médias, provient du fait que tout objet culturel numérisé peut potentiellement subir des modifications multiples 1818 Lev Manovich, « Variabilité », dans : Le langage des nouveaux médias, op. cit., p. 111-124.. En fonction du champ culturel considéré, c’est l’auteur, le designer, le compositeur, le graphiste, l’architecte ou, simplement, l’utilisateur qui peuvent faire varier l’élément culturel considéré. Altérer les paroles d’une chanson, changer les couleurs d’une peinture, accélérer un sample musical, ajouter des filtres sur Instagram, etc. toutes ces modifications sont possibles grâce à la précision des algorithmes de traitement, de présentation ou de manipulation de données complexes. Même si ces opérations sont généralement déclenchées par un utilisateur humain, cette présence est obsolète. Chacune de ces transformations peut être effectuée sans que l’utilisateur ne le demande, ni même qu’il s’en aperçoive. La prise de vue automatique avec les appareils photo numériques, la suppression des « yeux rouges » ou le recadrage sur un visage détecté dans la scène capturée constituent des exemples familiers de cette automatisation implicite.
À côté de ces changements volontairement effectués par des utilisateurs, les machines et logiciels employés par leurs utilisateurs peuvent aussi avoir une influence sur les contenus eux-mêmes 1919 C’est aussi ce que Lev Manovich nomme cultural transcoding. Ibid., p. 125-128.. En effet, les objets techniques peuvent véhiculer des éléments culturels, ou des composantes ethnocentrées qui affectent directement les processus créatifs, comme on l’a vu avec les travaux de Zimmermann. Dit autrement, les objets techniques ; hardware et software — peuvent véhiculer des éléments culturels, ou des logiques, qui affectent directement la création.
Vers une créolisation machinique ?
Au-delà de simples logiques de remix et de mashup, l’originalité des cultures algorithmiques réside dans les potentialités à venir des processus d’automatisation, entre autres par des bots toujours plus actifs. D’autant plus que les éléments culturels disponibles de manière massive sur le Web forment une ressource inédite de matériaux pour ces programmes. En parallèle, la logique de modification induite par les algorithmes et les machines qui les exécutent montre que les formes culturelles produites ne sont pas seulement une réorganisation d’éléments culturels existants. Ces composantes sont transformées tout en étant mêlées, produisant par là même des contributions singulières. Dit autrement, c’est comme si l’on écoutait un remix dont les samples subiraient une transformation sous l’effet des algorithmes.
Cette dynamique évoque un phénomène culturel bien connu des linguistes, des anthropologues et des poètes : la créolisation. Comme le décrit l’auteur martiniquais Édouard Glissant, ce terme renvoie à « la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments 2020 Édouard Glissant, Traité du Tout Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 37.. » Sans revenir sur l’histoire complexe du mot créolisation, gardons en tête que cette notion dérive du mot « créole », employé depuis le XVIe siècle pour désigner les individus nés de la collision et du brassage de population dans le Nouveau Monde américain. Au fil du temps, le mot « créolisation » a été employé par les linguistes pour faire référence au processus de mélange interculturel débouchant sur une langue nouvelle, influencée par les langues maternelles originelles des membres des communautés concernées 2121 Peter Mühlhäusler, Pidgin and Creole Linguistics, Oxford, Basil Blackwell, 1986.. C’est le cas par exemple du créole haïtien ou du patwa jamaïcain. Ce terme de créolisation a par la suite été plus largement mobilisé par les historiens et les anthropologues pour décrire et comprendre des échanges interculturels dépassant les questions linguistiques ; comme c’est le cas avec les traditions alimentaires ou les courants musicaux qui résultent de cette logique conjointe d’entremêlements et de transformations de ces matériaux constitutifs.
Notons qu’un tel transfert de la notion de créolisation dans le champ des usages actuels des technologies numériques n’est pas sans controverses. Toute application de ce terme en dehors de son foyer postcolonial originel est potentiellement problématique. S’agit-il bien du même processus ? La question reste ouverte ; mais l’omniprésence des samples ou des mashups, l’influence des presets ou de l’autotune, la circulation des glitches ou des mèmes, l’humour étrange des bots sur Twitter, etc., montre que les mécanismes à l’œuvre dans ces projets semblent dépasser la simple logique de remix ou d’hybridation. On pourrait ainsi faire l’hypothèse d’une « créolisation machinique », à savoir une automatisation d’éléments culturels altérés. Nous soulignons par ce terme que les processus « créolisants », de mélange et de transformation, peuvent être pris en charge exclusivement par des machines et des algorithmes. Cette situation est inédite. Pour autant, ces phénomènes n’impliquent en aucun cas la disparition des formes de création et de productions antérieures. On assiste plutôt à l’avènement de projets qui transgressent et intensifient des types de collaborations entre des entités humaines et non-humaines.
Cet article est la version remaniée en français d’un texte originellement publié dans Dadabots, ouvrage collectif dirigé par Nicolas Nova et Joël Vacheron, revue IDPure (hors-série), Morges (Suisse), 2015.