Est-il possible de faire du design graphique avec des logiciels de création placés sous licence libre ? Quels sont les défis et les nouvelles possibilités propres à ce type de démarche ? Afin de répondre à ces questions, nous sommes allés à la rencontre de l’association Outils Libres Alternatifs, dont l’objet est de mettre en action les principes de conception propres au libre dans le champ de la création.
Back Office Bonjour OLA, qui êtes-vous ?
OLA Nous (Raphaël Bastide, Sarah Garcin et Bachir Soussi Chiadmi) avons tous la double casquette de designers et développeurs, au sein du studio g.u.i. ou en tant qu’indépendants. Notre pratique quotidienne accorde une grande place aux techniques de programmation et nous a donc rapidement ouverts à la culture du logiciel libre qui les imprègne. L’utilisation d’outils « alternatifs » nous est apparue comme un champ d’exploration particulièrement riche, avec ses méthodologies encourageant le travail collabo-ratif et le partage d’expériences. Afin de sensibiliser un large public à ces questions, nous avons fondé l’association OLA en 2014.
B O Pourquoi vouloir travailler avec des « outils alternatifs » à la place des logiciels Adobe que la plupart des designers utilisent ?
O L A L’histoire de l’informatique montre que ce sont des enjeux déjà anciens. Au début des années 1980, Richard Stallman, développeur au MIT, prône la libre circulation de l’information issue du mouvement hacker. Il s’aperçoit un jour que son imprimante Xerox ne lui envoie pas de message d’erreur en cas de bourrage papier. En voulant implémenter cette fonction lui-même, il se rend compte que le code source du programme d’impression est « fermé » par l’éditeur. Frustré par ces limitations, il amorce en 1983 le projet GNU (Gnu’s Not Unix), un système d’exploitation (OS) dont le code source est ouvert et donc modifiable à volonté. Chacun peut ainsi facilement comprendre le fonctionnement technique de son OS, le paramétrer et le modifier à sa guise. Aujourd’hui, avec l’hégémonie d’Adobe, il nous semble que la plupart des artistes et designers sont dans la même situation que Stallman en son temps. En utilisant les mêmes logiciels propriétaires de création, ils se retrouvent confrontés à des interfaces et fonctions préétablies, déterminées par l’éditeur, sans pouvoir les modifier. C’est pour promouvoir des alternatives que nous avons créé la structure OLA.
B O Y a-t-il une forme d’engagement social dans cette démarche ?
O L A Selon nous, la pratique du logiciel libre participe d’une société plus ouverte, soucieuse du respect des libertés de chacun. Notre démarche résonne avec la définition que donne Ivan Illich [critique de la société industrielle] de l’« outil convivial 11 Ivan Illich, La convivialité, Paris, Seuil, 2003, p. 13. », qui doit, selon lui, répondre à trois exigences : il doit être générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle ; il ne doit engendrer ni esclave ni maître ; il doit élargir le rayon d’action personnelle 22 Ibid., p. 27. Pour autant, ces enjeux sociaux ne sont pas l’unique objectif d’OLA qui, par la pratique de ces « outils alternatifs », a l’ambition plus large de renouveler les formes produites avec l’ordinateur.
B O Quelles actions concrètes mettez-vous en œuvre ?
O L A Nous nous sommes longtemps posé la question de la méthode à adopter pour sensibiliser à ces questions et du public potentiellement intéressé. Fallait-il intervenir au sein d’écoles d’art et de design ou s’y associer ? Faire payer les participants ? Exiger des prérequis techniques ? Animer nous-mêmes ces évènements ou les confier à des intervenants extérieurs ? Pour le moment, nous avons imaginé une forme d’atelier qui soit accessible à tous (professionnels, étudiants, enseignants, bidouilleurs, etc.) et gratuit pour les adhérents de l’association. Chaque évènement est organisé autour d’un logiciel libre et invite à le découvrir par des productions individuelles et collectives. Des speed talks, courtes présentations de projets extérieurs au workshop, dynamisent et rythment les ateliers. Chaque atelier constitue un lieu de débat et d’apprentissage partagé, tendant à constituer progressivement une communauté curieuse et critique fédérée autour de « l’utopie concrète 33 Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, Neuvy-en-Champagne, Le passager Clandestin, 2013. » du logiciel libre. OLA s’inscrit pleinement dans le mouvement porté par d’autres initiatives comme l’association April 44 « Organisation de promotion et de défense du logiciel libre. » http://www.april.org, La Quadrature du Net 55 « Association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet. » http://b-o.fr/quadrature ou le collectif Open Source Publishing 66 OSP est un collectif de designers graphiques travaillant uniquement avec des logiciels libres. http://osp.kitchen. Un de nos principaux défis est de dénicher les trop rares artistes et designers francophones qui utilisent le logiciel libre et qui désirent partager leurs pratiques.
B O Quels étaient les thèmes des ateliers ? Comment rendez-vous compte des productions ?
O L A Trois ateliers de deux journées ont déjà eu lieu à La Générale 77 http://www.lagenerale.fr, un lieu de création situé dans le 11e arrondissement de Paris. Le premier workshop, intitulé « Ola ; Expérimenter l’édition libre » (mai 2015) était consacré au logiciel libre de mise en page Scribus. Les participants ont travaillé autour du thème « Utiliser, Modifier, Diffuser » avec l’assistance d’Aurélie Delafon, secrétaire de rédaction et maquettiste du défunt magazine Le Tigre — réalisé entièrement avec Scribus. Ce workshop a donné lieu à la production d’un document imprimé rassemblant toutes les contributions. Le deuxième workshop, « Ola ; Expérimenter la 3D libre » (octobre 2015), animé par Aby Batti (game designer et co-fondateur du studio de jeu vidéo indépendant SharpSense), proposait de modéliser des objets imaginaires à l’aide du logiciel libre Blender. La restitution du workshop 88 http://b-o.fr/restitution prit la forme d’un espace 3D en ligne (WebGL) explorable directement depuis un navigateur Web afin de découvrir les projets de chacun.. Le troisième, « Ola#2 — Expérimenter Pure Data » (juillet 2015) était quant à lui consacré à la création d’un instrument de musique numérique ou physique.
B O Pourquoi avoir choisi des formes de transmission courtes (deux jours), en « terrain neutre » plutôt qu’une intervention à plus long terme au sein d’écoles existantes ?
O L A Le format workshop permet une immersion totale dans une pratique et dans un temps donné à l’avance, ce qui apporte une expérience forte et non diluée. La durée courte nous permet de nous insérer dans l’emploi du temps chargé des participants, rarement libres plusieurs jours d’affilée. Nous sommes dans le « faire », car nous avons tous les trois une culture de production qui emprunte beaucoup à la culture hacker, que ce soit pour l’implication sociale, le rythme de distribution (« release early, release often »), ou pour l’échange de connaissances. Par ailleurs, La Générale, qui a hébergé les workshops OLA jusqu’a maintenant, n’est pas un terrain « neutre ». Cette « coopérative artistique, politique et sociale » est un lieu engagé socialement, engagement qui entre en résonance avec notre philosophie. Nous sommes également tous les trois enseignants en école d’art, où nous sensibilisons les étudiants aux logiciels libres.
B O Vous revendiquez vouloir aussi sensibiliser les professionnels. Pensez-vous que ces workshops puissent influencer leurs pratiques alors que les logiciels présentés ne sont pas nécessairement les plus productifs (!) et sont toujours à l’initiative d’amateurs ?
O L A L’une des idées premières d’OLA est d’inviter des professionnels qui utilisent des logiciels libres dans leur travail de création de tous les jours. Ils nous prouvent par l’exemple qu’il est possible de produire avec ce type d’outil. Certains logiciels libres sont, certes, moins efficaces que leurs concurrents propriétaires, mais ce n’est pas vrai pour la plupart. De plus, leur paradigme d’usage n’est pas le même : d’un côté, certains logiciels se veulent universels (on peut, soi-disant, tout faire), mais occultent leur architecture interne ; tandis que du côté du libre, ces derniers forment un écosystème riche et varié, combinable à volonté. Les logiciels libres sont plus spécifiques et sont destinés à des tâches simples et spécialisées. Le mirage du « super outil de création » est remplacé par la réinvention permanente des outils de production, ce qui permet un renouvellement créatif. Par ailleurs, les logiciels libres sont rarement à l’initiative d’amateurs ; car il faut un minimum de compétences techniques —, mais sont développés par des professionnels sur leur temps libre ou financés par des entreprises. Ainsi, chacun est libre, au coup par coup, de choisir l’outil qui lui convient le mieux. L’essentiel, c’est d’avoir le choix.
B O Ne craignez-vous pas que le spectre très large des logiciels présentés (création graphique imprimée avec Scribus, modélisation 3D avec Blender, design sonore avec Pure Data) ne permette qu’un survol sommaire et relativement technique des outils ? Les pratiques des participants ont-elles changé ?
O L A Nous ne présentons pas des logiciels, mais les pratiques personnelles et artistiques des intervenants que nous invitons. Ce sont ces pratiques que les participants expérimentent. Nous n’avons pas d’objectifs de niveau de maîtrise technique des outils. Notre objectif est la découverte et l’expérimentation. C’est pour cela que nous donnons beaucoup d’importance à la restitution. Ce que retiennent les participants est propre à chacun et les retours sont positifs.
B O Sur le long terme et considérant votre modèle économique, comment allez-vous trouver du temps pour organiser ces évènements bénévoles ? Comment fédérer une communauté plus large et franchir un cap ?
O L A Nous avons un modèle économique équilibré basé sur le bénévolat et les adhésions des membres. Nous organisons ces workshops pour le plaisir et pour l’engagement social qu’ils représentent. Comme les développeurs de logiciels libres, nous faisons cela sur notre temps libre, par passion et pour l’excitation de découvrir de nouveaux outils. Par ailleurs, des institutions nous accompagnent dans cette démarche, en nous fournissant, par exemple, un lieu comme La Générale ou comme le centre d’art Synesthésie à Saint-Denis, qui financera trois workshops OLA en 2016-2017, ce qui nous permettra d’inviter des intervenants extérieurs à la région parisienne et de les rémunérer. L’association est jeune et continue à évoluer.