Synthétiseurs visuels et effets instantanés
En 1980 Denise Gallant, artiste vidéaste, et Rob Schafer, ingénieur, fondent Synopsis, une petite société de production vidéo à Los Angeles. Leur principal outil est le Synopsis Video Synthesizer (SVS) , un synthétiseur visuel analogique de leur invention, capable d’opérer en temps réel des transformations sur des images, en interaction avec une bande musicale. Les appellations « synthétiseurs visuels », « synthétiseur vidéo » ou « Vsynth » apparaissent à la fin des années 1960 et désignent des machines qui appliquent au champ visuel des stratégies de création de synthèse développées pour le traitement sonore. Avec leur prototype, Gallant et Schafer se produisent aux côtés de musiciens dans des clubs de San Francisco. Assez vite, ils se font remarquer et commencent à investir les scènes émergentes : New Wave, Punk, New Age. Ils réalisent des live (aujourd’hui appelés VJing) ou des clips pour des groupes comme Tuxedomoon, Cabaret Voltaire, Wall of Voodoo ou encore Supertramp. Ils mêlent vidéos, photographies, enregistrements instantanés et préparés, déformations en tous genres et expérimentations colorées.
Le clip Snow Canon de Steve Roach (1981) présente, par exemple, des motifs semblables à des faisceaux lumineux ou des comètes, animant une suite de photographies sursaturées. Dans l’enregistrement Janitor de Suburban Lawns (1980), le concert est filmé et transformé en direct. Sur scène, la chanteuse et les musiciens déguisés dansent, parfois interrompus par des visuels d’explosion, de feu ou d’ADN, préparés au préalable. Les couleurs s’affolent, se croisent, se percutent en rythme, jusqu’à altérer l’image . Dans la première partie de la vidéo promotionnelle Synopsis, ce sont justement les couleurs seules qui apparaissent à l’écran, créant des motifs géométriques ou abstraits, qui se forment et se déforment à mesure que le rythme s’accélère .
Manipulation d’ondes et filtres
Le synthétiseur SVS de Gallant et Schafer se présente comme une console à huit niveaux, possédant douze entrées et six potentio-mètres par niveaux. Il intègre plusieurs oscillateurs de fréquences permettant des déformations verticales et horizontales, ainsi qu’un pitch follower (« module de traitement du signal externe »), créant des interactions entre musique et vidéo. Mais la composante la plus novatrice est son coloriseur, incluant 720 degrés de couleurs, un outil de dégradé et les commandes luminosité, teinte et saturation, aujourd’hui présentes dans la plupart des logiciels d’infographie. En effet, tout comme le SVS, ces derniers permettent à un utilisateur d’appliquer plusieurs types de traitements et de transformations à des images. Le synthétiseur de Gallant et Schafer constitue un « filtre » dans l’acception propre au logiciel Photoshop, puisqu’il sert à « générer des effets spéciaux 77 « Concept de base sur les filtres », aide en ligne d’Adobe Photoshop. Voir : http://b-o.fr/photoshop ». Cependant, il s’agit d’une machine analogique manipulant les ondes constitutives des images vidéo et, s’il est possible de commander grossièrement les modifications, leurs effets sont imprévisibles. Au contraire, la notion d’accident n’existe pas dans Photoshop : si les effets sont réglables, ils restent néanmoins des procédés algorithmiques préprogrammés.
Photoshop et ses effets
Largement inspiré des techniques photomécaniques, Photoshop a initialement été développé dans le but de rassembler et de reproduire de manière automatique les effets de certaines manipulations réalisées jusqu’alors dans une chambre noire. Dans Software Takes Command 88 Lev Manovich, Software Takes Command, Londres, Bloomsbury Academic, 2013., l’artiste et chercheur Lev Manovich s’intéresse à la dimension mimétique de ce logiciel. D’après lui, les noms des filtres sont à la fois des simulations de techniques traditionnelles et des métaphores visant à donner une idée de ce que les algorithmes vont produire. Il évoque entre autres le filtre Soufflerie 99 Ibid., p. 131 (Wind filter)., censé imiter la perception de l’action du vent sur un objet. Or, dans son degré d’intensité et donc d’automatisation maximale, ce procédé se rapproche de certains effets proposés par Gallant et Schafer dans leurs vidéos. Il apparaît également que des opérations comme Isohélie du menu Réglages, Solarisation ou Néon du menu Effets, produisent des résultats similaires à certaines manipulations d’ondes du SVS.
Pas étonnant donc que John Knoll, un des créateurs de Photoshop, le qualifie dès 1987 d’« interface à effets spéciaux », en empruntant cette expression au cinéma qu’il côtoie quotidiennement en tant que superviseur d’effets visuels. Photoshop tendrait-il alors vers le « metamedium » ; ce médium capable de simuler tous les autres — imaginé dès 1977 par Alan Kay 1010 Adele Goldberg, Alan Kay, « Personal Dynamic Media », Computer, vol. 10, no 3, Washington, IEEE Computer Society, 1977, pp. 31-41., père de la programmation orientée objet et des premières interfaces graphiques ? Et, dès lors, comment retrouver au sein de ce logiciel, par essence « multimédia », l’imprévisible et le dynamisme propres aux machines expérimentales ?