Émergeant entre art et industrie à la fin du XIXe siècle, il était logique que le design se confronte aux nouvelles techniques du numérique, caractérisées par une mathesis (mathématique) universelle, ayant l’ambition de réduire en entités discrètes (binaires) n’importe quel élément afin de permettre son traitement par des opérations de calcul. Dans cette délégation à la machine de tâches qui lui préexistaient, quelque chose du « métier » des designers se serait-il évaporé dans la structuration de leurs activités en « professions » ? Ce sont ces façons de faire multiples, contre ou « avec » le numérique, que nous avons choisi d’examiner pour ce premier numéro afin d’interroger les notions d’outil, d’instrument et d’appareil dans le contexte du design graphique.
« Révolution » pour certains, champ d’« innovations » pour d’autres, la série d’inventions techniques qui constitue le numérique fait qu’il serait réducteur de l’envisager uniquement comme une puissance de calcul (computing), d’information (informatique), d’association de médias (multimédia) ou même comme une nouvelle culture (cyberculture) détachée du passé. Il est certes tout cela à la fois, mais pas seulement : en même temps qu’il embarque (embed) des conceptions sociales et politiques qui lui préexistent (division des tâches, questions de genre, etc.), le numérique façonne en retour de nouveaux paradigmes culturels (le bug, l’interface, le réseau, etc.). C’est pourquoi il semble erroné, comme le démontre le philosophe Pierre-Damien Huyghe dans un entretien réalisé pour ce numéro, de faire du numérique une technique qui, « comme après un déluge, […] modifierait les conditions générales dans lesquelles on peut se questionner à propos de la technique ». S’interroger à propos du numérique au regard, par exemple, de la peinture, de la photographie ou du cinéma, permet ainsi de mettre en perspective des questions contemporaines concernant la technique comme la virtuosité (comment faire quelque chose de neuf avec une technique déjà installée ?) ou l’économie (comment échapper aux limitations culturelles et matérielles de nos environnements de travail ?). Il ne s’agit pas de dire que tout aurait déjà été inventé dans le passé, mais bien de prendre du recul pour éprouver les écarts entre époques et cultures différentes.
Depuis l’apparition du Macintosh en 1984, les designers se sont saisis d’objets numériques mis à leur disposition par des entreprises. Les pratiques physiques liées à la fabrication des formes (montage, collage, découpage, calque, scotch, crayon, etc.), dont le graphiste Etienne Robial nous a resitué les enjeux lors d’un entretien, ont été progressivement transformées en un enchaînement de fonctions prédéterminées par les créateurs de logiciels — si l’on en croit l’artiste et chercheur Lev Manovich, dont nous proposons une traduction de l’article « Cultural Software » (« Logiciel culturel »). Le statisticien Edward Tufte va même plus loin en parlant de « style cognitif » à propos des usages du logiciel PowerPoint. Dès lors, comment conserver et développer une vision acérée des formes visuelles si la technique numérique prend automatiquement en charge ces tâches, et travaille contre nous plutôt qu’avec nous ?
Au sein de cette culture logicielle que les designers contribuent à façonner (dans le meilleur des cas) et dont ils subissent les effets (quand celle-ci les instrumentalise ou les met en rivalité), comment travailler « avec » les possibilités intrinsèques au numérique ? À quelles modalités devraient répondre des systèmes techniques leur garantissant un contexte de création « libre » ? Comment faire pour qu’une technique reste toujours ouverte à une infinité de possibilités ? En quoi l’étude de projets non réalisés, voire oubliés, peut-elle se révéler instructive à ce sujet ?
Par leur diversité, les articles de ce numéro tentent de traiter ces questions et montrent que la notion d’outil, dans le cas des technologies numériques, est complexe et polymorphe. En sortant d’un rapport instrumental à la technique, à savoir une façon d’accomplir efficacement des tâches, les designers qui nous intéressent « font avec » la technique, c’est-à-dire qu’ils la travaillent dans des directions qui échappent à tout déterminisme technologique. Conserver dans le numérique ce que la main et l’œil ont de spécifique, construire ses propres systèmes et architectures techniques, ouvrir les boîtes noires des programmes pour travailler ensemble, revisiter des projets oubliés par l’histoire pour explorer d’autres directions, autant de façons de faire « avec » le numérique que nous vous proposons d’explorer dans ce premier numéro.